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C’est dans la nuit du mercredi au jeudi, au moment où Arnold Wellman et T.E. Carlson étudiaient le dossier du candidat Oda Sukumi, que survint le troisième signe. Comme les deux autres, il se manifesta par la destruction délirante d’un cerveau, mais par un curieux hasard le drame passa relativement inaperçu. Il ne parvint à la connaissance d’Arnold Wellman que bien plus tard.
Vers neuf heures du soir, ce mercredi 27 juin, le professeur Léonard Guinzberg, paléo neurologue et directeur de l’Institut de paléontologie du Muséum d’histoire naturelle de Paris, mettait un point final à la méticuleuse préparation du moulage endocrânien d’un magnifique spécimen de phiohippus, cet ancêtre du cheval disparu depuis deux millions d’années. Le crâne, que le professeur tournait et retournait entre ses doigts pour en observer les détails sous une grosse loupe, n’avait pas plus de douze centimètres de long. D’un blanc crayeux, la matière synthétique qui le constituait avait l’apparence d’un authentique tissu osseux, et ses propriétés de résistance et de conservation étaient identiques à celles d’un crâne véritable. Aboutissement de longues et patientes années de recherches au cours desquelles le professeur Léonard Guinzberg avait mis au point une technologie originale permettant d’obtenir un découpage par section sériées absolument irréprochable.
Léonard Guinzberg était un vieillard à l’œil malicieux et à la chevelure désordonnée. De petite taille, légèrement voûté et comme ratatiné par les ans, ses gestes nerveux, sa manière de se déplacer par saccades et de projeter ses bras autour de lui, faisaient oublier ses soixante-quinze ans. Grand chercheur et grand cerveau qui travaillait sur la paléohistologie du système nerveux, le professeur Guinzberg avait l’esprit aussi vif que le geste, la langue bien pendue et les idées définitives. Sa longue carrière fut ponctuée de scandales, tant par ses théories sur l’évolution que par ses prises de position sur l’enseignement, la politique ou l’organisation sociale de l’humaine société. Anarchiste, indépendant, il ne tolérait pas la bêtise, vaste territoire dans lequel il reléguait sans nuance tous ceux qui n’étaient pas d’accord avec lui. Son franc-parler et son intransigeance intellectuelle avaient quelque peu altéré le développement de sa carrière universitaire. Cet homme brillant, pertinent, et quelquefois paradoxal, s’était heurté à la superbe hostilité de ses pairs. Ses supérieurs hiérarchiques l’avaient insensiblement écarté des nobles tribunes de la connaissance, tels que le Collège de France ou l’Académie des sciences, pour l’orienter vers ce que tout scientifique soucieux de réussite considérait comme une voie de garage : l’Institut de paléontologie du Muséum d’histoire naturelle.
Mais Léonard Guinzberg ne vivait pas sur la même planète. Il s’était barricadé dans son fief et, à l’écart de l’agitation du siècle, il avait mené ses recherches à sa guise, devenant l’un des rares paléo neurologues à avancer une hypothèse sérieuse sur l’origine de l’homme, à défaut de savoir quel était son devenir. Cette apparente indifférence, qui le tenait confiné avec ses fidèles dans l’isolement de son laboratoire, ne l’empêchait pas de surgir brusquement de sa boîte tel un pantin grimaçant aux moments les plus inattendus. Il avait violemment pris position contre la première explosion nucléaire française, « ridicule fanfaronnade de Gaulois ». Pendant la guerre d’Algérie, il avait signé le manifeste des 121, participé à des meetings de soutien au F.L.N., et condamné haut et fort la classe politique au pouvoir. En mai 68, à soixante ans, il s’était affiché sur les barricades de la rue Gay-Lussac, le drapeau noir à la main, invectivant de la voix et du geste les forces de l’ordre. Son ultime coup de théâtre datait de 1977. Il avait alors ostensiblement refusé le Prix Nobel. Il ne voulait pas se salir les mains avec l’argent des dynamiteurs de Stockholm.
Mais il était l’homme des sections sériées et le spécialiste reconnu de l’évolution du système nerveux à partir des tissus fossiles. Il était le paléo neurologue qui pouvait analyser et interpréter les structures fossiles. Dans le silence de son cabinet de travail, au dernier étage de l’Institut, il passait le plus clair de son temps à parfaire ses méthodes d’investigations. La pièce dans laquelle il travaillait était immense, la voûte du toit, qui s’appuyait sur une architecture métallique, se perdait très haut dans une demi-obscurité. L’endroit tenait à la fois du laboratoire et du musée. Les appareils de mesure les plus sophistiqués se mêlaient aux objets les plus hétéroclites dans un désordre bon enfant où dominaient les os fossiles les plus divers, mâchoires ou vertèbres, vestiges de quelques brontosaures ou glyptodons venus du fond des temps. Une table carrée aux proportions démesurées occupait le centre de la pièce, croulant sous un incroyable mélange de crânes, de dossiers, d’instruments anachroniques et de poussière. Il ne supportait pas que l’on remette en question l’impérieuse nécessité de ce sublime chaos.
Une horloge au timbre désaccordé sonna. Le professeur Guinzberg se redressa, abandonnant son moulage sur la table. A travers la double épaisseur des vitrages, les rayons du soleil déjà rougeoyant éclairaient d’une lumière irréelle ce petit homme au visage simiesque qui se souciait fort peu de savoir l’heure qu’il était. Son dernier assistant l’avait abandonné à ses chères manies. Il aimait se retrouver seul tandis que la ville s’enfonçait lentement dans la nuit. Simplement vêtu d’un vieux pull-over, d’où s’échappait un col de chemise sans forme et sans couleur, d’un pantalon de velours côtelé comme en portaient autrefois les charpentiers, et chaussé d’une antique paire de sandales de cuir, il se préparait à passer à la dernière phase de son expérience. Cette solitude lui convenait tout à fait. Lorsqu’il s’agissait de scier section par section le moulage d’un crâne, lui seul savait manier l’outil avec la précision requise. Certes, tout était calculé par l’ordinateur, programmé, vérifié et affiné, mais il n’avait jamais autorisé quiconque à utiliser le faisceau laser autrement que pour se faire la main sur de vieux crânes sans importance.
Le premier coup de téléphone le surprit au moment où il ajustait le moulage sur le coussinet du banc de sciage. La stridence agressive de la sonnerie le fit sursauter. Il pesta contre l’intrus qui avait la malencontreuse idée d’appeler le laboratoire à un moment pareil puis oublia aussitôt, absorbé par la lecture des données qu’il faisait apparaître sur les écrans en pianotant sur les touches du clavier. Sur un premier écran, un trait vert dessinait sur fond noir la silhouette de la boîte crânienne du phiohippus, tandis qu’une seconde ligne, rouge, symbolisait le volume de l’encéphale. Il accorda les deux images, introduisit en bleu le schéma de sciage, vérifia section par section chaque écartement, en modifia certains et, quand il jugea être parvenu à la perfection, il encoda les données dans la boîte de programmation du faisceau laser.
Ce fut à cet instant que le téléphone recommença à sonner. Surpris pour la deuxième fois par la violence inopportune de la sonnerie, il se décida à se déplacer et à décrocher. Il se préparait à abandonner le combiné près de son socle sans se préoccuper de l’appel, mais son bras s’arrêta dans sa course et sa main rapprocha l’écouteur près de son oreille. Une voix, qui semblait venir de très loin, l’appelait :
— Professeur Guinzberg, est-ce vous professeur Guinzberg ? Répondez.
Le ton était impersonnel, vaguement interrogatif, et l’accent indéfinissable.
— Professeur Guinzberg, répondez.
— Oui, c’est moi, répondit-il d’une voix sèche.
Son visage semblait de plâtre, un plâtre patiné et figé par le temps et déjà condamné à l’impuissance. Une soudaine tonalité musicale bourdonna contre son tympan, se transformant en un lent crescendo qui tendait vers l’aigu et le pénétrait comme une lame. Le professeur Guinzberg resta sans bouger pendant quelques secondes avant de s’arracher à l’emprise de ce qu’il aurait, en temps ordinaire, catalogué comme une émission de fréquence. Mais le professeur Guinzberg n’avait déjà plus tout son contrôle. Il cria par trois fois un « allô » retentissant, puis rejeta le combiné sur la table. Il perçut nettement le déclic de rupture de la ligne suivi de la tonalité occupé, la fréquence insupportable continuait à lui vriller le crâne et à le faire souffrir. Il regarda autour de lui d’un œil étonné, à la manière d’un homme qui ne sait plus où il se trouve.
Il retourna auprès du banc de sciage. Quelque chose avait changé en lui, son corps avait perdu sa vivacité bondissante, ses bras pendaient, inertes, son dos paraissait voûté et son regard éteint. Son esprit s’était vidé de toute volonté. Comme un automate il reprit son expérience là où il l’avait laissée. Il vérifia les données, les réinjecta pour la seconde fois dans la boîte de programmation, eut un temps d’hésitation avant d’appuyer sur la touche de commande. Un rire nerveux l’agita. Il allait débiter en tranches le moulage endocrânien comme un vulgaire saucisson. Le faisceau agirait en une fraction de seconde avec une précision de l’ordre du micron, sans trace ni bavure, et sans se poser de question sur la nature de sa cible. Lorsqu’il pressa sur le start, le rayon laser jaillit aussi fin qu’un cheveu, le jet papillonna telle une luciole emballée avant de disparaître et de s’éteindre. Sur l’écran, la trace de chaque section se trouvait reportée sur le graphique encéphalique, mais le moulage restait intact, sagement posé sur le coussinet.
Le professeur Guinzberg s’en saisit, il l’éleva lentement à hauteur du regard pour l’examiner, constata que le sciage était parfait. Ce fut à ce moment-là qu’il perdit tout contrôle. Poussant un terrible rugissement, le vieux professeur projeta de toutes ses forces le moulage contre le mur. Le crâne éclata en une gerbe de fines lamelles qui produisirent en tombant un bruit de petite pluie osseuse, rebondissant et dessinant sur le carrelage un insolite jeu de dames. Possédé par une rage destructrice, il se précipita pour les piétiner sauvagement et, gémissant comme une bête blessée, il se jeta sur tout ce qui lui tombait sous la main et se mit à saccager son laboratoire avec la fureur méthodique d’une mécanique affolée. La rage qui l’habitait le poussait en avant, et il se déplaçait, frappant autour de lui à grands coups de bras en ahanant comme un bûcheron. Pressé d’en finir, il se saisit d’un os long, moulage du fémur de quelque monstre de l’époque glaciaire et, redoublant de vigueur, il s’attaqua aux vitrines qui ceinturaient les murs du laboratoire. Les vitrines éclatèrent et les étagères s’effondrèrent en un énorme fracas de verre brisé, entraînant avec elles leurs collections de précieux fossiles. Dans son aveugle frénésie, le vieillard négligeait de se protéger. Des éclats de verre lui griffaient le visage et les mains, mais il continuait à frapper autour de lui, suant et geignant, le regard fou, les pupilles dilatées et la bave aux lèvres.
Soudain il s’arrêta et regarda autour de lui, debout immobile au milieu du saccage. Il sembla écouter le silence, ou bien était-ce le sifflement qui persistait et lui taraudait le crâne. Brusquement, il reparti en avant. Il franchit la porte en courant, traversa une salle déserte, se précipita dans l’escalier, sautant d’une marche à l’autre à la manière d’un canard maladroit, avant de parvenir au rez-de-chaussée, de pousser une porte et de pénétrer dans la grande salle d’exposition du musée. Il fit trois pas et s’arrêta. Le monumental squelette du dinosaure le dominait de toute sa hauteur, impérial et inaccessible. Brandissant sa matraque, le professeur Guinzberg bondit en avant pour le frapper. Emporté par son élan, il virevolta deux ou trois fois avant de s’étaler sur le sol comme un pitoyable danseur de ballet. Se relevant, il invectiva le monstre :
— Corniaud, espèce de corniaud ! lança-t-il d’une voix haut perchée.
Quant il revint dans son laboratoire, le professeur Guinzberg avait perdu toute son énergie, il n’était plus qu’un pantin fatigué et paraissait avoir vieilli de dix ans. Il fit le tour de la table, laissant ses pieds traîner sur les débris épars, l’œil maintenant éteint, effondré devant la cruelle réalité du désastre qui l’entourait. Puis, comme soudain frappé par une illumination, le vieillard se précipita vers le bloc laser, miraculeusement épargné. Il accomplit alors l’un des gestes les plus originaux et les plus fous qui se puisse concevoir. Prenant une chaise, il s’assit devant l’appareil et, avec la même détermination et le même calme que s’il se fut agi d’une expérience routinière, il programma le faisceau. Sans la moindre hésitation, un doigt posé sur la touche du start, il se pencha en avant, posa son front sur le coussinet, et il appuya sur le bouton. Le faisceau jaillit puis s’éteignit, lui traversant la tête. Le professeur Guinzberg, directeur de l’Institut de paléontologie du Muséum d’histoire naturelle de Paris était mort foudroyé, le cerveau perforé par un fulgurant rayon lumineux. Son corps bascula lentement sur le carrelage. Seule la main gauche se refusa à desserrer son étreinte, elle s’agrippait nerveusement à l’os de mammouth avec lequel le vieux chercheur avait réduit en miette l’œuvre de toute une vie.